Bienvenue en Bolivie et au Pérou ! Bienvenue au cœur historique de l'Amérique latine. Bienvenue à Cusco, nombril du monde et ancienne capitale de l'empire Inca. Bienvenue au pays du Roi Soleil et au légendaire lac Titicaca à 3 812 mètres d'altitude. Bienvenue dans les montagnes andines qui s'étendent à perte de vue. Bienvenue au coucher de soleil éblouissant du Salar d'Uyuni. Bienvenue aux mines de Potosi, autrefois débordantes d'or et d'argent. Bienvenue au pays d'El Condor Pasa et des lignes de Nazca. Bienvenue au pays du Pisco et des Ceviche. Bienvenue aux volcans d'Arequipa et aux couleurs coloniales de Lima. Et évidemment, bienvenue au sommet de la plus belle ancienne cité au monde, le Machu Picchu.


Le 3 Mars 2019, je fais mes premiers pas à Villazón près de la frontière argentino-bolivienne. Je mâchouille quelques feuilles de coca pour atténuer l'effet de l'altitude, je suis essoufflée, ma tête va exploser, il fait chaud, mon sac à dos pèse, les rues sont bondées, bruyantes et poussiéreuses. Quinze heures de route m'attendent encore. Mais pourtant mon plus grand malaise c'est le sentiment de faire partie de cette masse de backpackers qui se dirige lentement mais surement en direction d'Uyuni.


En 2020, c'est 1,5 milliards de personnes qui s'aventureront sur les routes du monde soit 21% de la population mondiale. Environ 2500 visiteurs découvrent le Machu Picchu chaque jour en haute saison, ce qui en fait la deuxième destination touristique d'Amérique du Sud. On ne peut plus ignorer l'impact de ces chiffres sur les pays visités et les populations locales. Pour étudier le sujet, je vous souhaite la bienvenue en Bolivie et au Pérou, victimes du tourisme de masse.


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Les bénéfices du tourisme se résument en quatre grands points : apport de capitaux étrangers, modernisation des infrastructures, mise en valeur du patrimoine et des évènements culturels et création d'emplois. Mais penchons-nous sur l'exemple du Machu Picchu pour en décortiquer la face cachée.


Plusieurs options s'offrent à vous pour découvrir cette merveille incontournable du Pérou. La "route de l'Inca" est un parcours de 4 jours qui ne peut se faire uniquement via une agence afin de contrôler le nombre de visiteurs. Le coût minimum tout inclus est de 250 dollars. Si vous choisissez d'y aller en train sur une journée, le coût minimum sera de 170 dollars. Il existe aussi un trajet en bus de 14h aller-retour, moins cher mais particulièrement long et dangereux.

Le salaire moyen d'un péruvien est de 450 dollars par mois en 2019. Bien que le prix de l'entrée du site soit légèrement inférieur pour les locaux, une grande majorité d'entre eux n'a pas les moyens de visiter le bijou de leur patrimoine culturel, mis à part les guides, porteurs et cuisiniers payés au lance-pierres et obligés d'accumuler deux emplois en basse saison.


Le Machu Picchu, c'est 15 millions de dollars de recette chaque année. Devinette : à qui reviennent les bénéfices ? Majoritairement aux Etats-Unis et à l'Angleterre, qui se partagent avec le Pérou les hôtels d'Aguas Calientes, la ville la plus proche du Machu Picchu pour y accéder de bonne heure, et le fameux train luxueux type "Orient Express" qui fait la liaison entre Cusco et Aguas Calientes.


En 1984 on comptait 6000 personnes sur le fameux trail de l'Inca, puis 82000 personnes en 2001 ; le Machu Picchu et ses alentours sont de plus en plus piétinés. Sur la route, on trouve désormais des sachets de thé, d'innombrables bouteilles en plastique ou encore du papier hygiénique. Près de 50 bus font des allers-retours chaque jour (25 dollars par personne) entre la sortie du train et le sommet de la montagne, quand la majorité des touristes ont parfaitement la condition physique de faire le trajet à pieds gratuitement.


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Ce qui m'amène au sujet de la protection de l'environnement. Loin de moi l'idée de donner des leçons car ce sujet ne m'intéressait que très peu avant de partir en voyage, mais simplement de faire une constatation de par mes récentes recherches et expériences.


Le tourisme de masse entraîne une consommation démesurée des ressources naturelles et peut perturber le bon fonctionnement d'une ville ou d'une région. A La Paz, les habitants manquent régulièrement d'eau pour diverses raisons, particulièrement depuis la crise de 2016. De nombreux foyers sont privés d'eau potable quand l'eau chaude coule à flot dans les hôtels et auberges de jeunesse. Certains établissements sensibilisent leurs clients mais il est difficile de réprimander "le client roi" qui rêvasse 20 minutes sous la douche.

Un autre exemple à Jaisalmer en Inde, qui n'était absolument pas préparée à son boum touristique, s'est vue débordée par les déchets. Le système d'égouts n'a pas suivi et fuit dans les rues de la ville.


Sans s'en rendre compte, on adopte aussi un comportement complètement inapproprié avec les animaux qui nous entourent. Une excursion en Amazonie depuis le Brésil, la Colombie, le Pérou ou la Bolivie est un immanquable de votre séjour en Amérique du Sud. Dans les rues de Cochabamba à quelques heures de La Paz, les agences de voyages ne savent plus quoi inventer pour attirer les touristes. Alors on lit "possibilité de prendre en photo les animaux sauvages de très près, voire de les toucher". Le lendemain, votre compagnon de chambre à l'auberge vous montrera avec fierté "lui et un singe sur son épaule, lui à deux pas d'un jaguar endormi, lui caressant un tapir". Cependant, il faut savoir que la plupart de ces animaux sont séparés de leur famille, capturés, maltraités voire drogués pour poser avec les touristes sans broncher, d'où l'importante de bien se renseigner sur les méthodes de certains pays pour offrir des expériences "authentiques et inoubliables" à prix exorbitants aux visiteurs.

Les conditions de traitement cruelles des éléphants qui portent les touristes sur leur dos en Thaïlande est un exemple très connu également.

Pour en revenir au Machu Picchu, les tours en hélicoptères au-dessus du site perturbent non seulement la tranquillité du lieu mais bouleversent aussi la vie sauvage : l'Andean Condor, un oiseau comme on en voit dans les dessins animés de Lucky Luke, a complètement disparu de la région.


Se développe depuis quelques années déjà l'éco-tourisme. Il s'agit d'une forme de voyage responsable dans les espaces naturels qui contribue à la protection de l'environnement et au bien-être des populations locales. En plus de revenus, ce tourisme "maîtrisé" permet aux ethnies de valoriser leur patrimoine malgré les pressions de la mondialisation. Mais attention, parfois l'énergie consommée pour se rendre sur les sites écotouristiques ne va pas dans le sens du respect des milieux naturels visités et les touristes bouleversent les écosystèmes qu'ils sont censés protéger.


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A Cusco (ville de départ pour le Machu Picchu) ou Uyuni (ville de départ pour le Salar d'Uyuni), les backpackeurs et les groupes de touristes allemands semblent plus nombreux que les locaux. En tant que véritable dollar sur pattes, se balader dans la rue devient un parcours du combattant : fuir en courant (littéralement) les rabatteurs des restaurants, éviter le vendeur de bijoux au coin de la rue, refouler poliment les propositions de massages et détourner le regard des agences d'excursions.

Alors évidemment, les relations entre les visiteurs et les locaux sont parfois compliquées. Voici trois exemples de l'impact du tourisme sur la vie des populations locales :


Folklorisation et acculturation

Sous prétexte de vouloir faire découvrir la culture traditionnelle aux touristes, on leur joue parfois une véritable mise en scène, ce qui dénature la réalité du quotidien des populations locales : c'est la folklorisation.

Par exemple, les habitants de l'Isla del Sol sur le Lac Titicaca sont contraints par le gouvernement de porter les tenues traditionnelles, non pas pour conserver et transmettre les coutumes du pays mais pour divertir les touristes. Pas sûre que les parisiens seraient emballés à l'idée de porter un béret et une baguette sous le bras en sortant de chez eux pour faire plaisir aux touristes japonais.

Un autre exemple cette fois-ci concernant le phénomène d'acculturation : vous êtes au restaurant à Lima dans le quartier touristique de Barranco. Un péruvien, grand sourire, sort sa flûte de pan et joue "Let it be" des Beatles. Il sait que cette mélodie familière aux occidentaux lui rapportera plus de pièces qu'un air de son pays. Si ce n'est pas triste de voir les populations locales s'adapter à notre culture, au lieu de l'inverse...


Mauvaises influences, mauvaises réputations

En Bolivie, l'école publique est gratuite. Pourtant, comme dans de nombreux pays sous-développés, les enfants restent à la maison pour aider leurs parents. Je me balade un matin devant la Basílica San Francisco de La Paz et j'aperçois un beau petit garçon en vêtements bariolés avec un bébé Alpaca dans ses bras. Il remarque rapidement mon regard attendri, se rapproche et me propose une photo avec lui pour 10 bolivianos. Alors on pourrait se dire "super, cette photo va exploser mon record de likes sur Instagram et en même temps j'aide un petit bolivien à manger ce midi." Oui, mais non. Si j'accepte la photo, j'aurai l'impression de contribuer à son manque d'éducation. Car si à 8 ans, il rapporte plus d'argent que sa mère qui vend des empanadas au coin de la rue, pourquoi l'enverrait-elle à l'école ?

Le développement du tourisme, c'est aussi le développement de la délinquance, des faux taxis et du tourisme sexuel (au Népal et au Pérou, des hommes m'ont déjà proposé de passer la journée ou la nuit en leur compagnie en échange de quelques pièces). Certaines villes se voient désormais qualifiées de "dangereuses", voire "à éviter".


Gentrification et saturation des villes

"CNN travel" a dressé en 2018 une liste des lieux dont le charme est détruit par le tourisme de masse : Dubrovnik en Croatie, Cinq terres en Italie ou encore les Iles Galapagos en Equateur. Effectivement, ou est le plaisir d'apercevoir un œil de la Joconde derrière les 54 appareils photos d'un groupe de chinois, ou de se balader sur la Place St Marc de Venise qui comprend aujourd'hui plus de touristes que de pigeons ?

Ces villes devenues invivables en haute saison prennent des mesures drastiques pour y remédier telles qu'imposer un quota de visiteurs par jour (Santorin en Grèce) voire interdire complètement le tourisme (l'île de Boracay aux Philippines). Aujourd'hui pour visiter le Bouthan, vous devez payer une taxe journalière de 200 dollars : de cette façon, le pays contrôle parfaitement les flux de visiteurs et se protège de la pollution, de la bétonisation, de l'acculturation etc.


C'est en me baladant dans la vieille ville de Valparaiso au Chili que j'ai aperçu ce graffiti : "Tourism is worst than Trump, no gentrification". Recherche rapide sur Google : "Gentrification, phénomène d'appropriation d'un quartier populaire ou défavorisé par une population plus aisée". On observe ce phénomène depuis déjà plusieurs années à Lisbonne, Barcelone, Paris... où certains quartiers se vident de leurs habitants, incapables de suivre la hausse des loyers. A Barcelone le 27 juillet 2018, quatre activistes attaquent un car de touristes, crèvent les pneus et peignent "le tourisme tue les quartiers" sur le véhicule : une réaction adressée au gouvernement qui pense d'abord au profit des touristes avant ceux des résidents.


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A travers tous ces exemples, je voulais surtout développer deux sentiments : trop de tourisme tue le tourisme, et on ne peut plus voyager aujourd'hui comme on voyageait il y a 40 ans.


Dans certains pays comme le Pérou, je pense que la responsabilité repose principalement sur le gouvernement qui "vend son âme aux touristes", comme me disait Piero à Lima. A eux d'imposer des limites et de trouver des solutions pour tirer le maximum de profits du tourisme dans le respect de leur écosystème, de leur patrimoine culturel et de la population.

Pour être responsable à votre niveau et adopter les bons réflexes, vous pouvez : voyager lentement, prendre l'avion le moins souvent possible, voyager seul (en groupes organisés, vous n'avez pas le contrôle), dormir chez l'habitant, faire vos courses au marché local, s'équiper de marques responsables (Natural Peak, Icebreaker), prévoir un kit zéro déchets dans votre sac à dos (gourde filtrante, boîte en inox, tot-bag), faire du volontariat, pratiquer des sports en harmonie avec la nature (randonnée, vélo, kayak), vous adapter au mode de vie des locaux et toujours se renseigner sur les méthodes des agences d'excursions, dans la mesure du possible organiser vos excursions seul.

En revanche, je me pose la question : si vous connaissez la face cachée et l'impact de votre visite sur des sites fabuleux, chargés d'histoire et jugés "incontournables" tels que le Machu Picchu, faut-il s'en priver et les bânir de votre itinéraire ? Décision difficile...


Pour finir, un journaliste posait la question suivante dans un article sur le tourisme d'aujourd'hui : "La mondialisation, en tuant la possibilité d'un "ailleurs" par l'uniformisation du monde, aurait-elle tué le tourisme ?"

Au début, on parlait plus d'aventure que de tourisme. On partait explorer l'inconnu, on prenait des risques, on se formait,

on parachevait son âme, on apprenait des autres cultures, on vivait des expériences uniques et authentiques...

Mais aujourd'hui, le monde est connu sous tous ses angles et on l'explore à travers notre télévision et les réseaux. Même l'Antarctique est une destination courante ! Il n'est plus possible de poser un regard spontané et vierge sur le monde, et surtout il n'est plus possible d'être seul pour apprécier l'instant. Tout est balisé, facilité, transformé, standardisé, envahi... et tout se paye.


En conclusion, je vous renvoie vers le "Code du tourisme éthique" mais surtout vers un article très intéressant paru dans l'Humanité en Décembre 2018 qui développe les idées de l'article et ma pensée du dernier paragraphe.

Le "Code du tourisme éthique" de la World Tourism Organization" : http://ethics.unwto.org/en/content/global-code-ethics-tourism

"Le tourisme, une industrie qui tue ce dont elle vit" : https://www.humanite.fr/article-sans-titre-665333